Saha Dahmane, l’hommage à l’icône de “Ya Rayeh”

En ce 31 août, jour de chaleur poisseuse, d’angoisse covidienne et de spleen baudelairien, difficile d’oublier le légendaire Dahmane El Harrachi. Et comment ne pas s’en souvenir alors même que sa voix mélancolique et rauque, faite d’un mélange de galets qui s’entrechoquent et de miel qui coule, gicle des haut-parleurs d’une Golf-Volkswagen bling-bling, rue Didouche Mourad, à Alger.
Dur de ne pas s’en rappeler au moment même où les réseaux sociaux vous rappellent qu’il est décédé le 31 août 1980 à Ain Bénian, dans un tragique accident de voiture sur le littoral ouest de la capitale.
C’est que la vie d’homme, le parcours de l’artiste, son style si particulier, sa voix à part, sa discographie prolifique, son génie de poète populaire, de compositeur innovateur et d’instrumentiste polymorphe ne peuvent pas expurger de votre mémoire de mélomane algérois ce créateur généreux qui a fait connaître le chaabi aux quatre coins du monde.
Grâce à un seul titre symbolisant le blues et les peines de l’immigré déraciné : « Ya Errayeh », le partant pour l’exil. Cette célèbre ritournelle est la chanson en arabe la plus reproduite à travers la planète, prouvant de la sorte qu’un genre musical local, tel un pur produit de terroir, pouvait atteindre à l’universalité en faisant couler le bonheur extatique dans les oreilles des musicomanes, au-delà de la barrière de la langue et des modes d’expression artistiques.
El Harrachi, à l’instar d’autres astres de la musique et de la chanson typiques d’Algérie, comme Hadj Mhamed El Anka, Cheikh El Hasnaoui, Ahmed Wahby, Aissa El Djarmouni, Khelifi Ahmed, Idir, Hadj Mohamed Tahar El Fergani, Mohamed El Kourd et Alla (Abdelaziz Abdallah de Béchar), est sorti de la lampe d’Aladin. Dans le sens où lui-même et tous ces génies absolus sont des créateurs polychromes et spontanés, alors même que le solfège ne faisait pas partie de leur patrimoine culturel. Ils ont été « instruits par la faim et la marche pieds nus » sur les sentiers poussiéreux de la vie, pour paraphraser l’autodidacte de la Casbah, Hadj Mhamed El Anka.
Rares sont donc, dans le monde, des artistes qui sont à la fois auteurs, compositeurs, chanteurs, instrumentistes, arrangeurs et chefs d’orchestres ! El Harrachi, à l’image des autres monstres sacrés cités plus haut, furent tous des monuments de la polyvalence artistique.
El Harrachi, lui, est le plus célèbre et le plus atypique de tous. Et pourtant, peu, très peu de choses ont été faites en Algérie pour immortaliser son immense œuvre de 500 titres, hormis deux documentaires, « Thawrat El Harrachi » et « Saha Dahmene » où il joue lui-même son propre personnage. Une œuvre d’un chaâbi revisité qu’il a tirée du moule de l’orthodoxie des qacidate métriques et des rythmes rigoureux de la çanaâ d’Alger, inspirée elle-même de l’andalou, et dont le respect des codes musicaux confinait au dogme spirituel et au respect scrupuleux d’un rite religieux.
Si le chaabi des grands maîtres, à commencer par Cheikh Nador et Hadj Mhamed El Anka, en passant par Hadj Mrizek, El Hachemi Guerouabi, Khelifa Belkacem et Amar Ezzahi, est resté figé dans l’héritage séculaire de la poésie algéro-marocaine du melhoun, celui de Dahmene El Harrachi est en revanche affranchi du carcan de la tradition immuable.
Inspiré plutôt par l’école de la vie, l’expérience personnelle et les épreuves au cœur de la société, khouna Dahmene a fait de ses chansons une véritable peinture sociologique. Son répertoire, tel les Fables de La Fontaine ou Le Livre des animaux d’El-Jâhiz, a les accents d’un creuset de philosophie et les lumières d’un tabernacle de préceptes moraux, comme un bréviaire de bonne conduite éthique.
D’ailleurs, lorsqu’il a commencé sa carrière, Dahmene El Harrachi, alias Abderrahmene Amrani, d’origine chaouie et issu du quartier d’El Biar, et non de la Casbah et de Kabylie comme la plupart des chikhs du chaâbi, il l’a inaugurée en magnifiant les charmes discrets et apparents de sa ville natale, Alger. Ce qui tranche avec les grands prêtres du genre qui ont toujours respecté rigoureusement le répertoire du melhoun, constitué de poèmes classiques (medh) louant le Prophète, et de textes libres, voire libertins, dédiés à la beauté féminine, aux affres de la passion amoureuse et à l’extase bachique (hezl). Il enregistre alors son premier disque chez Pathé Marconi en 1956, avec « Behdja bidha ma t’houl », Alger la blanche ne perdra jamais de son éclat, et compose aussi la chanson « kifech nennssa bled el khir », comment pourrai-je oublier le pays de l’abondance ?
Artiste tout a fait original, il a modernisé le chaâbi et donné au banjo et au mandole, dont il fut un virtuose époustouflant, un phrasé, une harmonie, des expressions, des accentuations et des accélérations originales, marques distinctives de son propre ADN artistique.
Ses strophes sont autant de sentences morales et ses textes lyriques empruntent souvent au procédé métaphorique. Sa voix rocailleuse où se télescopent des fils électriques, se prête assez bien, il est vrai, à son répertoire caractéristique brossant les thèmes de la nostalgie du pays, les souffrances de l’exil, la passion pour sa ville natale, l’amitié virile, la famille sacrée, les déboires amoureux, les vicissitudes de la vie dure et la droiture morale.
Tout en stigmatisant la malhonnêteté, la lâcheté, la cupidité, la trahison, l’hypocrisie, l’ingratitude et la mauvaise foi, entre autres sujets de la vie banale. Créant ainsi un nouveau langage musical et poétique, ses chansons parlent du vécu quotidien dans un parler simple mais non dénué d’esthétique, et surtout compréhensible par toute la communauté maghrébine dans l’exil où il a fait, à partir de 1949, l’essentiel de sa carrière avant de revenir en Algérie au début des années 1970.
Ce fils d’un muezzin de Djellal dans la région de Khenchela, né à El Biar et épanoui ensuite à Belcourt et à El Harrach, cordonnier et receveur de bus et de tramway à ses débuts dans la vie active, est entré dans la légende artistique algérienne et dans les cœurs partout dans le monde. Alors, saha Dahmene !